Paul Gadenne, Jim Lynch : écrire l’étrangeté animale. Baleine et Les Grandes Marées

Bien que très différents du fait de leurs contextes d’écriture, ces deux textes ont en commun une thématique centrale qui permet de les rapprocher. En effet, Baleine comme Les Grandes Marées sont des livres qui questionnent notre rapport à l’altérité animale, en faisant de l’échouage d’un immense animal marin le point de départ de leurs intrigues. Dans le texte de Paul Gadenne, une baleine blanche est rejetée sur la grève et commence à s’y décomposer. Dans le roman de Jim Lynch, c’est un calamar géant (bien vivant) que le jeune narrateur découvre sur une plage de la baie de Puget Sound, dans l’État de Washington, aux États-Unis.

Baleine est une nouvelle de l’auteur français Paul Gadenne (1907-1956), publiée pour la première fois en 1949 dans la revue littéraire Empédocle, dirigée par Albert Camus. Elle constitue sans doute aujourd’hui le texte le plus connu de cet auteur. L’histoire se déroule dans une ville qui donne sur l’océan, où le narrateur et la jeune femme qui l’accompagne (Pierre et Odile) entendent parler d’une baleine qui se serait échouée sur la plage. Ils décident d’aller la voir, contre l’avis de tous les autres personnages. Les Grandes Marées est le premier roman de l’écrivain américain Jim Lynch, publié en 2005 sous le titre The Highest Tide. Par le biais d’une narration à la première personne empreinte d’autodérision, ce texte se concentre sur le personnage de Miles, un pré-adolescent passionné de biologie marine. Une nuit, il tombe nez-à-nez avec un calamar géant, et cette découverte fait de lui une célébrité locale. Dans ces deux textes narratifs, l’animal échoué, extrait de son milieu, fait figure d’anomalie dans le monde sec et terrestre des personnages. À ce titre, ils peuvent être lus comme deux invitations à repenser notre relation aux autres vivants.

Une réflexion sur l’identité

Dans ces deux textes, la confrontation avec l’altérité animale débouche sur plusieurs questionnements relatifs à l’identité des personnages, en temps que personnes mais aussi en temps que membres d’une espèce. Cette rencontre soulève des questions liées à ce qu’on pourrait assimiler au mystère des origines, celles de la vie sur terre chez Gadenne mais aussi plus simplement celles que constituent nos propres parents chez Lynch. Lorsqu’ils se retrouvent face à ces créatures si différentes d’eux-mêmes, tellement étranges qu’elles font signe non seulement vers l’ailleurs des fonds marins mais aussi vers une forme d’ailleurs préhistorique, les narrateurs sont ramenés à l’arbitraire de leur présence sur terre. Comme l’écrit Paul Gadenne, « la seule chose que [Pierre et Odile] voul(aient) savoir, c’était ce secret enfoui, ce mot de la création qu’elle représentait » (p. 28-29). Un peu plus loin, Pierre se demande :

« Et qu’étions-nous, nous qui regardions cela, êtres de hasard, imperceptibles, en proie aux astres, échoués sur les plages d’une Nature sans événements ? » (p. 29).

Quant à Miles, il grandit en ayant parfaitement conscience qu’il n’est lui aussi que le fruit du hasard. En effet, le divorce de ses parents semble imminent et sa mère n’hésite pas à lui faire savoir qu’il n’était pas spécialement désiré. A cela s’ajoute la lecture assidue qu’il fait de livres de biologie marine détaillant les processus de reproduction des espèces des profondeurs, qui le mène à « la constatation dérangeante que (s)a vie trouvait son origine dans une succession de coups de chance saugrenus » (p. 42). Par ailleurs, le roman se déroule le temps d’un été, période fatidique au cours de laquelle Miles passe lentement de l’enfance à l’adolescence. La narration souligne les difficultés que le jeune garçon rencontre dans la construction de son identité, en retranscrivant la sensation d’inconfort qui le traverse : Miles se sent lui-même étrange, décalé, pas tout à fait à sa place. Cette étrangeté du passage d’un âge à un autre est mise en relief par l’incongruité totale de l’animal, géant des abysses qui n’a en théorie aucune raison de se retrouver sur une plage, hors de l’eau.

L’étrangeté radicale du non-humain

C’est que les animaux que les narrateurs rencontrent se caractérisent par leur profonde étrangeté, trop éloignés de l’apparence humaine pour laisser prise à la moindre anthropomorphisation. Cette absence de familiarité se traduit de façon intéressante par le recours à d’autres sens que la vue, mode d’accès le plus spontané à ce qui nous entoure, lors de la rencontre proprement dite. Ainsi, le personnage de Lynch entend le calamar « bien avant de le voir » (p. 17). Pierre et Odile sont quant à eux frappés par l’odeur qui se dégage de la plage, avant de voir la baleine. Car rien n’est plus radicalement autre que cet amas de chairs en décomposition, déposé sur la plage. Cette dernière fait figure de seuil, de limite poreuse entre deux mondes : d’un côté, la mer, d’où provient ce « monstre » et son odeur nauséabonde, évoquée dès les premières pages de la nouvelle ; de l’autre, une communauté humaine à laquelle le narrateur appartient et qui, en tant que groupe, voudrait à tout prix que cette limite se referme, que cette intrusion fâcheuse n’ait pas eu lieu, allant jusqu’à enfermer la baleine (pourtant bel et bien morte) derrière une clôture de piquets. Le narrateur de Paul Gadenne partage avec celui de Jim Lynch un attrait singulier pour la fréquentation de l’espace liminaire que représente la plage : Pierre et Odile sont les seuls à s’approcher de l’animal, que la marée descendante découvre petit à petit, et Miles se désole du peu d’intérêt que ses semblables portent aux multiples formes de vie que l’estran abrite. Accompagné d’un ami, Miles s’adonne à de longues marches sur la plage à marée basse, au cours desquelles ils ramassent des spécimens pour les donner à l’aquarium de sa ville. Ces promenades sont l’occasion pour cet ami d’exposer au protagoniste l’étendue du savoir encyclopédique qu’il se targue d’avoir sur l’anatomie féminine. Dans ces passages particulièrement drôles, le lecteur peut à nouveau opérer un parallèle entre l’étrangeté des mollusques et autres coquillages, dont Miles connaît tous les noms savants, et la bizarrerie fascinante des filles de sa classe, qu’il a bien du mal à cerner.

La question de l’écologie

Ce face-à-face avec l’altérité animale ouvre la voie à un décentrement salutaire de l’humain par rapport à la nature, dont il prend conscience qu’il fait partie. Dans les deux cas, la confrontation avec l’animal, même mort, entraîne chez les personnages un élan d’empathie envers ces apparitions pourtant si différentes d’eux-mêmes. Pierre comme Miles sont très vite obsédés par la nécessité (illusoire dans Baleine) de sauver l’animal. Il est question dans la nouvelle de Gadenne d’une « étrange, décisive sympathie » (p. 29) pour la baleine. La question de l’écologie et de la protection des espèces marines est clairement traitée dans Les Grandes Marées. Rachel Carson, biologiste américaine et grande vulgarisatrice scientifique des années 1960 est l’autrice fétiche de Miles, à laquelle il fait référence tout au long de l’ouvrage. En revanche, il serait sans doute anachronique de voir une prise de conscience écologique dans le récit de l’échouage d’une baleine blanche chez Paul Gadenne. Il y a bien chez lui l’expression d’une angoisse existentielle et métaphysique, mais elle est sans doute plutôt à rattacher au contexte d’après-guerre dans lequel ce texte prend racine. Toutefois, le personnage de la nouvelle n’en est pas moins envahi par une profonde tristesse face à la « présence » (p. 29) de cet animal, qui reste identifiable malgré son délitement, sa perte de forme. Si le texte n’interroge jamais la cause de la mort de la baleine, il est difficile de le lire aujourd’hui sans penser aux causes anthropiques qui président à la mort des grands cétacés A ce titre, certains passages sont même frappants de contemporanéité :

« Cette baleine nous paraissait être la dernière; comme chaque homme dont la vie s’éteint nous semble être le dernier homme. Sa vue nous projetait hors du temps, hors de cette terre absurde qui dans le fracas des explosions semblait courir vers sa dernière aventure. Nous avions cru ne voir qu’une bête ensablée : nous contemplions une planète morte. »

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A découvrir également : Des vies avec des plages, Joanne Clavel, Alix Levain et Florence Revelin, Rennes, PUR, 2024

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