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Le désarroi de l’apesanteur

Une nouvelle sur le thème : Rives, Dérives

Cher Festival Transversales,
J’ai le plaisir de vous partager une nouvelle s’intitulant “Le désarroi de l’apesanteur” qui a pour inspiration première la thématique de ces dernières rencontres Rives, Dérives.
Je vous souhaite une bonne lecture,

Azad Reconneille

Le désarroi de l’apesanteur


Il est huit heures au café Eldorado et Mathis, bien qu’amusé par sa saison imminente dans les Alpes, regarde avec un profond intérêt un paysage qu’il connaît tant et qui l’a vu grandir. Un horizon avec comme seul changement le rythme aléatoire des vagues, des voiliers somnolents et la clarté de cet environnement évoluant au gré des nuages et des étoiles, du soleil et de la lune.


Demain soir, il partira pour cette station de ski, à 763 km de là où il a grandi. Voyager n’est pas un problème pour Mathis, mais il y a que, depuis petit, il n’a eu de cesse de garder cette peur de ne jamais pouvoir revenir, de ne jamais pouvoir revoir cet éternel paysage. Sentir l’embrun, commenter les sautes d’humeur des mouettes, observer les ostréiculteurs, se baigner dans l’océan glacé à n’en plus savoir comment sortir. Trouver cet instinct de survie, ce petit jeu avec le danger dans une vie où tout nous est conçu pour rester sage et ne pas prendre de risque. Se sentir animal, embrasser et remercier sensoriellement élément nature avant de retourner dans HLM béton. Il sait qu’il n’est pas éternel, qu’un jour il ne reviendra plus. Il sait qu’il est seul, bien qu’animé par l’amour et la sympathie de ses rencontres, de ses proches. Malgré tout Mathis voit dans l’océan sa plus vieille et sa plus forte consolation au caractère éphémère de la vie.


Mathis aime boire son café, il aime surtout le moment où il en commande un deuxième. Il aime pousser le plaisir et se frotter malgré lui à l’excès. Il fume, attends, regarde, pense, imagine, gargouille. Il aime ça. Ce sentiment de sincère tristesse qu’il ne digère pas depuis son enfance mais qu’il entretient comme son plus fidèle ami. Il aime le vent qui veut le chasser et l’emmener au large. Oui, il aime ça, résister mais trop souvent, il s’abandonne. Mathis, comme tout marin, a traversé des épisodes de tempête. Des tempêtes plus ou moins longues, des tempêtes plus ou moins sévères. Il s’en est toujours sorti. Arrivé à terre il lui aura fallu toujours du temps pour démêler et comprendre avant d’oublier et avancer pour rechuter. Mais, bien que cela ressurgisse et effraie, les vagues sont de plus en plus belles et de moins en moins submergeantes. Qu’il est bon de vieillir et de se sentir marin. Mathis a de moins en moins le mal de terre, le mal de mer, il prend des médicaments pour ça depuis 8 ans maintenant.


Mathis et ses grands questionnements sur l’identité, un puits sans fond où il s’engouffre et se perd à n’en plus pouvoir être. Heureusement il y a le café et la cigarette, la lecture et la musique, le cinéma et la photographie, le sport et la nature, les amis et la solitude. Partout un danger mêlé d’épiphanie : l’Océan. Huit heures quarante, troisième café, troisième cigarette, l’océan se fracasse contre la berge et vient déposer, sur le visage de Mathis, ses larmes qui rêvaient de s’envoler au ciel. Il a fait ses affaires, dit au revoir à sa mère. Il rejoint un ami dans les Alpes, il ne sera pas seul. Il n’a jamais réussi à être seul, la solitude, il l’apprécie quand il sait qu’à tout moment, il peut rejoindre quelqu’un. D’ailleurs, dans cet exercice de solitude contrôlé, il attend quelqu’un, son père. Il l’attend depuis maintenant dix neuf ans. Il croit ne plus l’attendre mais c’est plus fort que lui, il ne l’admet pas, se dit qu’il se ment, que ce n’est pas sincère, juste une posture dramatique. Il ne sait déceler le vrai du faux, il y a que, il y pense tout de même et ne sait quoi en faire.


Il ne le reverra jamais, il a pris le large un matin de juillet, le jour de son feu anniversaire et s’en est allé voguer sur un navire à jouer du violon comme il le faisait de son vivant sur la terre ferme. Son père ne reposera plus jamais les pieds sur terre, il est sur le navire. Mathis l’imagine comme Novecento, figure du monologue d’Alessandro Baricco, qui n’a jamais touché le sol, jouant du piano sans cesse. Mathis aime et répète souvent ce passage :

« On jouait parce que l’Océan est grand, et qu’il fait peur, on jouait pour que les gens ne sentent pas le temps passer, et qu’ils oublient où ils étaient, et qui ils étaient. On jouait pour les faire danser, parce que si tu danses tu ne meurs pas, et tu te sens Dieu. »

Six heures quinze, le réveille sonne. Mathis doit prendre le train, son premier à huit heures trois gare de La Rochelle, son second midi quarante-cinq gare de Lyon et son ami le récupère à Part Dieu à quatorze heure cinquante-trois. Ensemble, ils fileront à travers les villages pentus en direction de la station. Ils passeront comme ils le font depuis maintenant trois ans, un hiver frénétique où les jours de repos seront mêlés d’observations animalières à travers des sentiers battus, enneigés de toute part, armés de leurs jumelles, bâtons de marche et raquettes. Le soir, Mathis en cuisine et son ami serveur en salle, échangeant une complicité instinctive. Les fins de services à boire du vin chaud et fumer dans la cuisine sous la hotte. Arrivera le mois d’avril où la neige aura fondu, exceptée celle éternelle sur les monts alpins cueillant l’horizon. Alors, ils rentreront à La Rochelle et feront une nouvelle saison soit au Pays basque soit à la Réunion de juin à octobre.


Mathis a choisi cette vie-là pour ce qu’elle a d’intense. Au rythme des saisons, il migre comme les cigognes, inscrit sur des carnets et sur des pellicules le temps qui passe à travers ses observations. Sa seule lutte pour se souvenir, pour espérer que cela reste immortel. Il est sept heures dix et Mathis salue une dernière fois son appartement. Il a couvert ses instruments pour ne pas que le temps les tapisse de poussière, a rangé ce qu’il était en capacité de faire et son sac de randonnée de cinquante litres mis sur ses hanches et ses épaules en place, referme la porte de son antre en laissant le double des clefs dans la boîte aux lettres.


Dehors il ne peut qu’affirmer qu’une tempête grandit à mesure qu’il arpente les rues. Le café Eldorado ouvre. Saluant Jérémie à la manière d’un Scapin, il s’élance sur la rue menant à la gare. Les volets sont fermés pour la plupart. Les stores plein ouest tapent contre les vitres, très vite, c’est le déluge. Rien d’alarmant pour un enfant de la mer mais peu rassurant pour une compagnie ferroviaire. S’il n’a pas son train, il risque avec du retard de rater son second et mettre à mal son arrivé à Lyon. Mathis aime les imprévus mais, dans son défaut d’organisation, il n’a pas pris un seul jour d’avance et doit commencer sa saison demain. Il faut être absolument à la station ce soir.

Arrivé à la gare, les contrôleurs alertent les voyageurs qu’un générateur électrique a lâché, que les trains sont à quais et qu’ils vont essayer de mettre à disposition des bus ou mettre en place un système de remboursement. Peu à peu, Mathis a le mal de terre. Etourdi, il essaye comme à son habitude de s’en amuser et de trouver une solution, chose qui le palpite car à chaque fois ça lui fait une histoire riche à raconter.


Mais, cette fois, pas d’histoire, rien, en tout cas pas celle qu’il aurait dû s’imaginer et vivre en temps normal. Des retards de train il connait, le stop en voiture, il connait. Mais, cette fois, Mathis ne veut plus. Il repense à sa journée d’hier, après le café Eldorado et ne se souvient de rien, Mathis, ne voit que son père, le café, l’océan et ses bagages. Il sort de la gare, marche, et s’assoie à l’Eldorado. Jérémie lui sert un café, et, surpris, l’interroge sur son ravissement. Mathis lui explique brièvement que dans tous les cas il n’y a pas de train et que puisque c’est comme ça, avec un grand sourire cachant sa souffrance, il ira en bateau. Jérémie rit poliment avec lui et retourne à ses besognes.


L’Océan est déchainé.


Son café trop chaud, il ne le boit pas, et laisse un mot sur la table avec ses affaires. En s’éloignant de la terrasse vers le front de mer, il se dit qu’il n’a jamais aimé le café mais qu’il a appris. Il se dit qu’il n’a jamais aimé la cigarette mais il a appris. Il se dit qu’il n’a jamais su être un homme mais il a essayé et apprendra toute sa vie. Mathis s’enfonce dans la mer, s’efforce dans un crawl effréné de rejoindre le navire, pour danser lui aussi et jouer du saxophone.


*


L’océan est calme à nouveau, quelqu’un lui tend la main et l’aide à monter dans le navire. Il a une barbe grisonnante, les cheveux bouclés et une marque sur la mâchoire. Mathis, reprenant son souffle, lui demande ce que signifie cette trace. La personne lui dit que c’est la marque de la mentonnière du violon, qu’il passe son temps à jouer pour lui et pour les autres et à imiter le chant des mouettes et des baleines en faisant grincer son archer sur les cordes.

La personne lui sourit, le devine. Ils savent.


Il lui dit qu’il ne peut pas rester ici, mais qu’ils se retrouveront un jour. Mathis comprend et, effectuant un saut de l’ange, plonge à nouveau dans l’océan. S’abandonnant les yeux fermés dans l’apesanteur abyssale, il se laisse guider par l’Océan comme un enfant dans le ventre de sa mère en attendant la terre ferme. Acceptant le plus beau des naufrages.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
azadreconneille (15 janvier 2025). Le désarroi de l’apesanteur. Festival Transversales. Consulté le 20 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1339f


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